Le « beau travail », une revendication ouvrière trop souvent oubliée
Écrit par admin sur 17/02/2023
Marc Loriol, Directeur de recherche CNRS, sociologue, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’Industrie a récemment présenté le travail a l’usine comme quelque chose de « magique » qui devait susciter de la « fierté » de la part des ouvriers et ouvrières.
Cette prise de position a été vivement critiquée au nom de la dureté des conditions de travail usinières qui empêcherait de parler de fierté, cette dernière ne pouvant être envisagée que dans la lutte. Dans les deux cas, l’apport réel et important de ceux qu’on appelle aujourd’hui les « opérateurs » semble oublié.
En effet, si les réalisations de l’industrie sont souvent impressionnantes, il n’y a rien de « magique », mais au contraire beaucoup de travail, d’efforts, d’intelligence mis en œuvre par les ouvriers, techniciens et ingénieurs.
Il semble y avoir de la part d’Agnès Pannier Runacher, inspectrice des Finances qui a travaillé un an comme cadre dirigeante chez un équipementier automobile, une vision surplombante de l’usine. D’ailleurs, pour elle, les ouvriers sont censés être fiers de participer à une organisation qui les dépasse, et non de leur travail personnel, de leur apport.
Les transformations du rapport au travail
À l’inverse, si les critiques adressées à l’intervention de la ministre déléguée rappellent à juste titre les mauvaises conditions de travail, leurs effets mesurables sur la santé, l’intensification des cadences et les faibles rémunérations, elles risquent d’occulter le fait que la fierté du travail réalisé, la fierté du « beau travail », est une revendication ouvrière et même un besoin psychosocial pour tenir dans un travail particulièrement pénible.
À partir de la recherche menée pour mon dernier livre, Les vies prolongées des usines Japy. Le travail ouvrier à Beaucourt, 1938-2015, je voudrais définir les fondements de cette fierté ouvrière du beau travail. Cette fierté se construit dans les ateliers et doit parfois s’imposer contre le management. Elle exprime une demande de reconnaissance de l’apport, des efforts et de l’intelligence mise en œuvre dans l’activité. S’il ne faut pas dénier par avance aux ouvriers et ouvrières le droit d’être fiers, il est aussi important de comprendre quelles sont les conditions qui permettent, ou non, l’éclosion de cette fierté.
Alors que le débat sur la désindustrialisation de la France revient sur le devant de la scène et que certains déplorent le peu d’attrait qu’aurait l’industrie pour les jeunes actifs, s’interroger sur les transformations du rapport au travail parmi les ouvriers semble important.
Comme le rappelle un syndicaliste dans l’industrie automobile, la fierté d’être ouvrier vient d’abord du fait de l’apport à la société, par la production de biens utiles.
Mais il s’agit là d’une fierté très générale, fragilisée depuis plus de 40 ans par la montée du chômage qui tend à inverser les valeurs : ceux qui ont un travail étant de plus en plus perçus comme des « privilégiés » qui n’auraient plus le droit de se plaindre.
Le beau travail
Les enquêtes en entreprise révèlent une autre dimension de la fierté : celle du beau travail qui peut être recherchée, y compris dans les métiers apparemment les plus modestes et pénibles.
David Gaborieau, dans son étude sur les préparateurs de commande dans les entrepôts logistiques, montre qu’ils pouvaient, jusqu’au début des années 2000, être fiers de réaliser des belles palettes, à la fois esthétiques et pratiques (facilitant ainsi le travail du transporteur et de mise en rayon). Mais l’introduction de la commande vocale les a privés d’une grande part de leur initiative et de la possibilité de se valoriser par le travail, tandis que les troubles musculo-squelettiques explosaient.
De même, dans ma recherche sur les anciennes usines Japy, la quasi-totalité des retraités interrogés ont dit leur plaisir de réaliser un travail qualifié et de qualité. Par exemple, certains postes au montage des machines à écrire demandaient un véritable savoir-faire (issu de la tradition horlogère) longuement acquis par l’expérience et la transmissions par des ouvrières et ouvriers expérimentés.
Mais les ouvrières du montage sont restées toute leur vie OS et leurs compétences techniques n’ont jamais été reconnues financièrement. C’est donc largement par l’entraide, la résistance collective à l’augmentation des cadences, la bonne ambiance et la fierté d’un travail minutieux dans les ateliers qu’elles ont pu entretenir un rapport plutôt positif à l’usine.
Si les machines à écrire ont cessé d’être fabriquées entre 1971 et 1975, après la reprise par une entreprise Suisse qui délocalise la production avant de faire faillite en 1979, des moteurs électriques très spécialisés sont toujours produits à Beaucourt. Les ouvrières qui effectuaient le bobinage des stators m’ont rappelé avec fierté leur capacité à suivre des schémas complexes, à comprendre les différents types de moteurs, tout en réalisant un travail à la fois délicat et très physique car il faut faire entrer de force les fils de cuivre dans les encoches du stator sans en abîmer l’émail.
Les bobineuses ont dû se battre pour voir reconnu leur statut d’ouvrière professionnelle (accès à la qualification de P1 puis de P2). Elles ont dû aussi se battre pour continuer à faire du « beau travail » : « Des fois, on nous reprochait de faire de la sur-qualité » explique une ouvrière. Un autre ouvrier, au contrôle des pièces, se plaint d’avoir dû, sous la pression de sa hiérarchie, faire passer des pièces non conformes : « Est-ce que ça été monté en force ? Parce que, si le roulement est trop libre dedans, ça peut déconner après pendant que le moteur tourne. Ou si c’est trop serré, ça grippe. Et il est très possible que ce soient les clients qui en aient subi les conséquences. »
Les bobineuses interrogées se sont également plaintes que la transmission du métier ne se faisait plus :
« quand je suis arrivée, j’ai été formée par une monitrice expérimentée qui m’a bien expliqué et montré. Aujourd’hui, ce sont des intérimaires qui forment des intérimaires, ce n’est plus du tout le même travail, plus du tout la même qualité ».
« Il voit la ligne bleu-horizon des Vosges, mais il ne voit pas le travail qui est à ses pieds »
Mes entretiens, comme d’autres recherches, ont montré que le « beau travail » devrait, idéalement, s’exprimer à travers plusieurs dimensions, imbriquées les unes dans les autres : esthétique (c’est agréable à regarder, propre, rangé), ludique (quand il peut y avoir une compétition amicale pour réaliser le plus bel-ouvrage, le plus impressionnant), pratique (ça fonctionne mieux, plus longtemps), sociale (on pense à ceux qui auront à monter la pièce défectueuse ou aux clients, à l’image qu’ils vont avoir de nous), revendicative (car on attend qu’il soit reconnu, y compris financièrement) et sanitaire (préserver a minima la force de travail et la santé contre l’usure, les accidents). Malheureusement, l’organisation du travail, les cadences imposées, les décisions prises dans la méconnaissance de la réalité des ateliers, empêchent trop souvent ce beau travail et conduisent à une pénibilité à la fois physique et psychique.
La force sociale et psychologique de l’idéal du « beau travail » tient à sa dimension intersubjective (quand elle est partagée et valorisée par le collectif, les clients, les chefs), mais aussi à sa dimension objective.
N’importe qui ne peut pas faire, sans formation, apprentissage ni entraînement, un « beau travail ». La reconnaissance, y compris pécuniaire, de ce savoir-faire participe de la défense des intérêts du groupe ouvrier, contre les managers qui prétendent organiser la production avec des opérateurs interchangeables sur la seule base de savoirs abstraits, de chiffres et de résultats financiers. Un ouvrier professionnel devenu ingénieur maison aux moteurs électriques me disait à propos d’un des directeurs de l’usine :
« Il voit la ligne bleu-horizon des Vosges, mais il ne voit pas le travail qui est à ses pieds. »
Une fierté collective
Cette rapide présentation rappelle que la fierté du beau travail est une construction collective fragile qui dépend du parcours des personnes. Ainsi, les ouvriers qui ont travaillé toute leur vie dans les usines de Beaucourt ont considéré leur travail comme plus intéressant que celui des usines alentour.
Par contre, ceux qui ont travaillé, après Beaucourt, à Peugeot-Sochaux (la plus grosse usine de la région) n’ont pas le même point de vue car les compétences acquises leur ont ouvert la voie vers des postes plus qualifiés. Seule exception à la règle, un ouvrier qui a été bloqué dans un poste en chaîne en représailles de son engagement syndical. Autre élément important : la transmission entre générations à la fois d’un savoir-faire pointu et spécialisé, comme le montage des machines à écrire issu de la longue tradition horlogère de Beaucourt ou le bobinage des moteurs ultra-spéciaux, et d’une valorisation locale du travail et de l’usine.
Les industriels français déplorent actuellement le manque d’appétences des jeunes pour le travail à l’usine et la difficulté, selon eux, à recruter des ouvriers qualifiés possédant les savoirs, savoir-faire et savoir-être attendus. Cela serait même une des causes de la désindustrialisation de notre pays.
L’exemple des anciennes usines Japy et de l’emploi industriel à Beaucourt, comme bien d’autres, montrent que c’est la réduction des emplois sur place, du fait de stratégies d’entreprise de plus en plus éloignées de la réalité et des contraintes des ateliers, qui conduit au gâchis des savoir-faire pratiques et techniques développés localement sur plusieurs générations ; qui explique pourquoi les ouvriers, jeunes ou moins jeunes, ont de plus en plus de mal à se valoriser dans leur travail, à se sentir intégrés à un collectif qui donne sens à leur engagement, à faire une carrière qui justifie les efforts consentis, la pénibilité affrontée.